182.
Elle chute sur le sol.
Brutalement réveillée. Elle respire l’air puant de Rédemption et n’en éprouve aucune gêne. Puis elle se rafraîchit avec une bouteille d’eau potable filtrée, remplie à la citerne à pluie. Elle se rince la bouche, s’habille avec les vêtements les moins troués et les moins tachés qu’elle trouve dans le tas d’un mètre de haut qui lui sert de penderie.
Dehors, la grisaille de la veille a un peu reculé. Au moins il ne pleut plus. Elle rejoint les autres qui sont déjà autour du feu. À l’odeur, Cassandre comprend que Fetnat est en train d’épandre du compost humain pour sauver le petit prunier planté sur leur nouvelle hutte. Orlando sirote une bière en regardant la télévision qui diffuse les meilleurs moments du match de football de la veille. Esméralda, vautrée dans son hamac, lit un journal vieux de plusieurs semaines. Kim n’est pas là.
— Hé, Princesse, dis donc, tu es devenue une vedette, ricane Esméralda. Aujourd’hui tu as même de la visite. Alors on t’a créé une « salle d’attente ».
Elle montre du doigt la vieille gitane cartomancienne dans sa chaise roulante, un peu à l’écart. Beaucoup plus loin, un inconnu est assis sur un bidon, le visage recouvert d’un masque à gaz.
Cassandre ne peut voir qui se cache sous le masque. Elle commence par se servir un thé chaud, mange une poignée de chips et un peu de Nutella, puis accepte de discuter avec Graziella.
— Bonjour, petite.
— Princesse, rectifie Cassandre.
— Excuse-moi, je ne savais pas que tu étais si vite montée en grade, ironise la vieille femme. Bonjour, Princesse, donc. Je voudrais discuter avec toi en tête à tête.
— Je n’ai rien à cacher à mes concitoyens, répond Cassandre.
La vieille gitane hoche la tête, compréhensive.
— Comme tu voudras. Je crois que je t’ai sous-estimée. 50/50 me semble une meilleure répartition de nos gains futurs. Je te prenais pour une astrologue normale, or il semble que tu possèdes une sorte de « charisme naturel ». Ça mérite bien 10 % d’ajustement. Bon, si ça te convient, on peut se mettre au travail rapidement ?
La jeune fille aux grands yeux gris ne répond pas. Orlando et Fetnat se rapprochent avec curiosité.
— Je crois que tu ne te rends pas compte de ce que j’amène dans notre affaire. Le local. La clientèle. Le décor. Les accessoires. Le costume. La boule de cristal. En échange, tu as juste à raconter n’importe quoi et à prendre l’argent. Que du liquide. Net d’impôts.
Cela ne m’intéresse pas.
Graziella fait une grimace, puis lâche :
— OK, 60 % pour toi, 40 % pour moi, on signe tout de suite et on n’en parle plus. Comme ça, tu t’y mets dès cet après-midi. Pour tout dire j’ai déjà pris des réservations rien que pour toi. Tu peux me dire merci, ce sont mes clients. Ils ne te connaissent pas mais, rien qu’à la manière dont j’ai parlé de toi, ils veulent une consultation.
Pourquoi me veut-elle moi, précisément ? Il y a plein de filles dans sa tribu. Des gens de sa famille qui ne lui poseraient aucun problème.
Elle se souvient qu’elle peut augmenter son empathie pour se mettre à la place de ceux qui l’approchent. Tout d’un coup, elle comprend le paradoxe de la gitane.
Elle aussi est le contraire de ce qu’elle prétend. Elle affirme être une cartomancienne qui endort les clients en leur racontant des avenirs sur mesure, elle affirme que personne ne peut voir l’avenir et que c’est truqué, mais en fait… elle y croit vraiment.
Elle est même convaincue que je détiens un pouvoir.
La vieille gitane semble effectivement très contrariée par ce refus.
— 30 % pour moi et 70 pour vous, lâche enfin la femme. Je ne descendrai pas plus bas. Et je vous offre la boule de cristal, plus un logement décent. Une caravane, avec votre nom sur la devanture : Cassandra « Votre avenir enfin révélé » peint en rouge avec des étoiles. Je vous donnerai de quoi décorer la pièce de consultation. Il me reste des anges et des tableaux d’astrologie.
Elle est passée du tutoiement au vouvoiement. Par mon refus je gagne son respect.
— Non.
Elles se fixent mutuellement.
Cette gitane a aussi une capacité de sentir les choses au-delà des apparences. Elle est sensitive. Elle n’a pas choisi cette activité par hasard, elle possède une intuition surdéveloppée. Elle sait qui je suis et ce que je peux faire.
— Pourquoi ce refus ?
— Pas maintenant, dit Cassandre. Un jour peut-être.
Le regard de la vieille gitane a changé du tout au tout. C’est comme si cette réponse, qui n’est pas tout à fait négative, l’avait soulagée.
— Je suis sûre que vous accepterez bientôt, affirme-t-elle. Ce genre de proposition ne se refuse pas.
C’est une prédiction ?
La gitane lui laisse sa carte de visite avec son numéro de téléphone portable.
— Il te suffira de m’appeler à ce numéro quand tu te sentiras prête.
Elle repart avec son fauteuil roulant qui grince mais dont les roues aux pneus tout-terrain traversent sans difficulté la boue et les ordures.
Elle me tutoie à nouveau.
— Première séance terminée, faites venir le client suivant, clame Orlando.
Que fait Kim, pourquoi n’est-il pas là ?
L’homme au masque à gaz approche d’une démarche hésitante et elle le reconnaît. C’est Charles de Vézelay. Orlando lui indique un fauteuil où s’asseoir.
Il s’est donc rétabli de l’accident et il a voulu nous rejoindre.
En guise de salutations, il tend une enveloppe sur laquelle est inscrit « À ouvrir le lendemain de mon décès. »
Elle l’ouvre, commence à lire :
— « … alors Charles de Vézelay trouva dans son courrier une lettre de son ami disparu. Au début, il pensa à une mauvaise blague puis, se souvenant de l’esprit farceur de Daniel, il l’ouvrit. À l’intérieur il y avait un message de la même écriture que celle du défunt. Il décida donc de le lire et d’en tenir compte. Ce message lui dit qu’il devait à tout prix retrouver Cassandre et se mettre à son service car s’il n’existait qu’un minuscule espoir, un 1 % de chances que le monde n’aille pas vers sa propre destruction, ce 1 % était incarné par cette jeune fille. Cependant, même si Charles acceptait l’idée de recontacter Cassandre, il ne savait pas où la chercher. Il trouva une fois de plus la réponse dans le message. La montre à probabilité de Cassandre contenait un GPS toujours relié à Probabilis. Il suffisait d’inverser le processus, et Charles de Vézelay saurait où elle vit. Dès lors il n’aurait qu’à faire “toc-toc” et elle lui ouvrirait la porte de son appartement. »
— Toc-toc ! dit le vieil homme en toussant dans son masque à gaz.
Elle voit ses yeux rougis qui retiennent difficilement les larmes.
— Le problème est que Daniel n’avait pas prévu que vous n’auriez pas d’appartement mais que vous vivriez dans un dépotoir particulièrement…
Il a dû repérer mon emplacement mais, quand il est arrivé, l’odeur était tellement épouvantable qu’il a préféré revenir après s’être muni d’un masque à gaz.
— … Comment un endroit peut-il sentir aussi mauvais ? articule-t-il dans son embout plastique.
C’est une stratégie de survie comme une autre pour une espèce menacée de disparition.
— Mais ce n’est pas possible, on dirait qu’on a fait… pourrir du vomi. C’est vraiment terrible, comme odeur. Une véritable infection !
Cassandre lui propose de s’asseoir sur la banquette de voiture disposée face au feu central. Il respire bruyamment dans son masque comme si l’entrée d’air était trop étroite.
Enfin il arrive à prononcer quelques phrases :
— Votre frère croyait aux chansons maya à sa manière, vous savez. Il a écrit un futur et c’est nous qui nous débrouillons pour le faire exister. Dans ce futur je viens vous voir afin de poursuivre l’œuvre de votre père et de votre frère à présent qu’ils ne sont plus.
— Ça tombe bien, nous avons recréé ici un Ministère Officieux de la Prospective, répond Cassandre.
— Pourquoi dans ce lieu rempli de déchets ?
— L’avantage du dépotoir, c’est que c’est un sanctuaire. Nous sommes dans le trou du cul du monde, personne ne s’en occupe.
Orlando et Esméralda s’approchent, méfiants.
— Et eux c’est qui ?
— Duchesse Esméralda, présidente de la République de Rédemption, se présente la première.
— Baron Orlando, ministre de la Chasse.
— Vicomte Fetnat, rajoute le Sénégalais, ministre de la Santé.
— Il en manque un, dit Orlando. Il est où, ce petit con ?
— Au Ministère Officieux de la Prospective, justement.
Tous se lèvent et se dirigent vers la hutte surmontée du prunier. Kim Ye Bin y est installé, face à plusieurs écrans d’ordinateurs plus ou moins fendus. Les machines qui l’entourent ronronnent.
— Voilà notre ministère. Le Marquis est son gardien.
— Salut, lance le Coréen sans relever la tête.
— Tu ne voulais pas voir la retranscription du match de foot d’hier ? demande nonchalamment Orlando.
Kim exhibe son tee-shirt où est inscrit : « Quand je veux éteindre mon cerveau, je vais à ma télévision ; quand je veux allumer mon cerveau, je vais à mon ordinateur. »
— La phrase est de Steve Jobs, le créateur d’Apple, précise-t-il.
Orlando, pour une fois, n’ose pas évoquer l’anti-proverbe. Il se contente de maugréer.
— C’était quand même un match de quart de finale qui compte pour les qualifications.
Sans leur prêter plus d’attention, le jeune Asiatique allume un projecteur et, de son ordinateur, l’image est diffusée sur un écran géant : un drap blanc qui tapisse tout le fond de la hutte du Ministère Officieux de la Prospective.
— Voilà les prémices de l’Arbre des Possibles tel qu’il était imaginé dans le livre, et tel que je l’ai reconstitué sur Internet.
Sur l’écran de 3 mètres sur 2, ils distinguent un arbre bleu hérissé de grosses branches qui se ramifient en branches moyennes, puis en branches fines. Les feuilles représentent toutes les questions, les hypothèses, les « et si ».
— Comment ça marche ? questionne Charles de Vézelay, très intéressé.
— Au début, c’est nous qui allons déposer les feuilles « et si ». Et si… éclatait la guerre ? Et si… survenait une nouvelle crise économique ? Et si les extraterrestres débarquaient ? Et si le nombre des tornades augmentait ? Et si une épidémie de grippe mortelle se déclarait à l’échelle planétaire ? Nous ajouterons toutes les idées qui nous passent par la tête, même si nous les jugeons ni possibles ni crédibles. Moi, je les ordonnerai dans le temps en situant vos « et si » dans le court, le moyen et le long terme. Puis je trouverai une manière de les relier. « Et si une guerre éclatait, quelle influence cela aurait-il sur le retour de la minijupe ? », « Et si les Extraterrestres débarquaient par un temps de tornades, est-ce que cela gênerait l’atterrissage de leurs soucoupes ? »
— Pas mal, reconnaît Charles de Vézelay.
— Mon idée est de ne plus faire de la prospective secteur par secteur, comme cela se faisait jusque-là, mais de tous les relier. Mélanger la mode, l’art, la guerre, la météo, la santé, la technologie, la démographie, l’écologie. L’informatique peut nous aider à visualiser ces mélanges de domaines. Et nous trouverons peut-être l’influence du cinéma sur la politique, de la météo sur la mode des minijupes, de la guerre sur les maladies allergiques.
— Fantastique ! s’exclame avec enthousiasme Charles de Vézelay. Vous êtes en train de réaliser le rêve de Daniel.
Son rêve ou sa « prophétie » ?
— D’ailleurs, intervient Cassandre, je propose que, dès maintenant, nous formions à nous six une sorte de Club des jardiniers de l’arbre. On pourrait se baptiser « Le Club des Visionnaires ». Nous ne sommes pas à la recherche de la vérité, nous avons juste à exprimer ce que l’on sent venir. Intuitivement.
Charles de Vézelay est captivé. Ses yeux font des allers et retours entre les écrans, tandis que Kim pianote avec dextérité sur son clavier.
— Justement, comment vous le voyez, vous, le futur ? demande le jeune Coréen. Commençons par toi, Baron.
— Moi ? Comment je vois le futur ? Je n’ai pas de talent de devin.
— Mais tu es un être humain avec une capacité d’anticipation. Pas besoin d’avoir un don spécial. C’est juste un avis. Dis-moi, Baron, comment tu crois que le monde va évoluer ? Es-tu optimiste ou pessimiste ?
— Pessimiste. Je vois une grande guerre nucléaire entre les pays dominés par des dictateurs fous et les nations civilisées. Les dictateurs gagneront parce qu’ils possèdent des armes de destruction massive et qu’ils ont un message simple. Après ce sera Mad Max. Des seigneurs de la guerre feront régner la terreur parmi les ruines et les survivants de l’Apocalypse.
Fetnat hoche la tête.
— Bon, ça c’est une vision. Duchesse ?
— Pessimiste aussi. Je vois la surpopulation. De plus en plus d’êtres humains partout. Du coup, ça deviendra comme dans le film Soleil vert. Des manifestations avec des millions de gens dans la rue et, au final, nous n’aurons plus de nourriture. On finira par manger les vieux transformés en croquettes au goût barbecue. On s’entre-dévorera, comme les rats.
— Et toi, Vicomte ? demande Kim.
— Pessimiste. Je vois les grandes villes de plus en plus polluées. Après l’air deviendra irrespirable et l’eau imbuvable. Pour faire tourner les usines, on utilisera toujours plus de pétrole, toujours plus de minerai de charbon, on détruira toujours plus de forêts et les animaux sauvages qui y vivent. La nature sera vaincue. En retour, l’homme sera déprimé et malade. Pour vaincre sa mélancolie, il ne fera qu’assister à des matchs de sports collectifs de plus en plus violents.
— Et toi Marquis ?
— Moi ? Je vois un monde où les machines auront gagné. L’avenir, pour le Baron c’est Mad Max, pour la Duchesse c’est Soleil Vert, pour le Marquis c’est Rollerball, pour moi c’est Matrix ou Terminator. Les ordinateurs et les robots nous utiliseront comme esclaves car ils se seront aperçus que nous sommes incapables de nous diriger correctement nous-mêmes. Et pour toi, Princesse ?
— Moi ? Pessimiste aussi. Je vois une dictature totalitaire religieuse planétaire. La religion la plus fanatique et la plus violente avalera toutes les autres et toutes les formes de pensées politiques. Pour se maintenir, elle sera entraînée dans une surenchère permanente. Toujours plus d’intégrisme, de violence, et toujours plus de lois d’interdiction. Dans cette course aveugle, les extrémistes d’un jour passeront pour les modérés du lendemain. Avec des femmes réduites au statut de pondeuses, enfermées à la maison, sans droit à l’instruction ni à la communication, et des hommes ne vénérant que la force physique.
— Je n’ai pour l’instant vu ça dans aucun roman ni aucun film, reconnaît Fetnat. Désolé, je crois que même les auteurs de science-fiction ont peur de le décrire. Car ils savent que les religieux sont les seuls avec lesquels il n’y a pas de second degré, les seuls avec qui on ne peut pas plaisanter.
— Et vous, Charles ? demande le jeune homme à la mèche bleue.
À travers son masque, on ne distingue de lui que ses yeux rougis et son filtre qui le fait ressembler à un oiseau muni d’un bec cylindrique.
— Moi ? pessimiste aussi. Je crois à la prophétie maya. Je pense qu’en 2012, il y aura un alignement de planètes dans le système solaire qui va déstabiliser l’axe de la Terre. Du coup, la gravité changera et on va tous s’envoler vers l’espace. Ou alors nous exploserons comme du pop-corn. Ce sera l’Apocalypse.
Kim Ye Bin inscrit les visions du futur des Rédemptionais sur l’Arbre des Possibles. Les textes apparaissent à l’extrémité des branches sous forme de feuilles avec un chiffre : « scénario 1 » à « scénario 5 ». Il note sur chaque feuille le nom et le prénom de l’inventeur ainsi que la date de sa découverte. Il ajoute même, en guise de clin d’œil, le sigle « copyright » comme si la description de cet avenir pouvait être brevetée.
— Bien, maintenant, vu que vous avez tous présenté une vision négative, probablement générée par les informations que nous balancent en permanence les actualités télévisées, je vous propose de volontairement écrire une vision positive que nous mettrons en face des autres. Alors, que verrais-tu si tu étais optimiste, Baron ?
— Le contraire d’une grande guerre nucléaire c’est une grande paix mondiale et une démilitarisation de la planète. Et puis on vire tous les tyrans et les dictateurs fanatiques. Si l’on veut vraiment que tout le monde respecte les mêmes règles démocratiques, il faudrait une sorte de super ONU, une Assemblée des nations qui empêcherait la montée des mafias locales et qui imposerait le respect de la personne humaine. Ouais, il faudrait une Assemblée de Sages avec un pouvoir exécutif réel qui se chargerait d’imposer la paix mondiale. Ils pourraient fermer les paradis fiscaux, ils pourraient moraliser le monde politique. Ils pourraient créer une sorte de police pour apaiser le monde, et forcer les gens à se respecter malgré leurs pulsions primaires de destruction.
— Duchesse ? demande Kim.
— Eh bien, le contraire de la surpopulation c’est la maîtrise de la natalité planétaire. Moi, je vois bien l’Assemblée des Sages de toutes les nations proposée par le Baron. Vu qu’on sait qu’avec la médecine il y a beaucoup moins de mortalité infantile qu’avant, on privilégierait la qualité à la quantité. Un enfant par famille, mais avec un droit automatique et obligatoire à être aimé, nourri et éduqué dès sa naissance. Plus de réseaux de pédophiles, plus de parents abusifs, chaque enfant qui naîtrait serait aimé par ses parents et éduqué pour valoriser ce qu’il a de meilleur. Ensuite, cette humanité qui aurait renoncé à la quantité pour la qualité pourrait établir de nouvelles règles familiales. Les gens ne restent ensemble que s’ils s’aiment, par exemple. Pas par obligation, mais par choix.
Bon sang, Esméralda, cette femme avec qui j’ai tant de problèmes, pense comme moi…
L’ancienne mannequin-actrice relève ses mèches rousses.
— À part ça, tout le monde passerait ses journées à voir des films, car je crois que le cinéma fait rêver, rend intelligent et sensible. Ouais, je vois un monde où tout le monde regarderait au moins deux films par jour au lieu de faire la guerre et de casser les pieds aux autres. Voilà, j’ai dit.
— Vicomte ?
— Pour poursuivre l’idée de paix mondiale d’Orlando et celle de maîtrise de la natalité et du droit à l’amour et à l’éducation des enfants d’Esméralda, je dirais qu’on devrait passer un pacte avec la nature. Ton Assemblée mondiale des Sages, Orlando, moi je la verrais bien incluant des avocats. Des avocats des animaux. Et pourquoi pas, un avocat des forêts. Avant toutes les décisions politiques, ces avocats devraient proposer leurs points de vue « complémentaires ». On renoncerait à un barrage s’il risque de détruire trop de faune ou de flore, par exemple. En retour on étudierait toutes les espèces animales et végétales et on trouverait probablement dans leurs codes ADN des remèdes à toutes les maladies. Car, j’en suis convaincu, chaque fois qu’on fait disparaître une espèce, on fait disparaître du même coup un remède pour une maladie qui apparaîtra dans le futur. En fait, on traiterait la nature non pas comme une ennemie à vaincre mais comme une alliée capable de nous aider. Si vous voyez ce que je veux dire.
— Marquis ? Ta vision positive ?
— L’anarchie. Plus de police. Plus de soldats. Plus de prêtres. Plus de morale. Plus de spécialistes. Chacun est libre mais responsable de ses actes et ne pense qu’à l’intérêt général. Une sorte de civisme naturel qui fait qu’on n’a pas envie d’emmerder les autres ni d’avoir plus d’objets ou de pouvoir que les autres. Plus de patrons. Plus d’ouvriers. Plus de maîtres. Plus d’esclaves. Plus de dominants. Plus de dominés. Mais, là encore, il faudra donner aux enfants dès l’école le goût de prendre des initiatives et de ne pas attendre que les autres fassent tout à leur place. L’équation magique est « La liberté induit la responsabilité. » Et non le contraire.
— Pour une fois je suis d’accord avec ce petit con, reconnaît Orlando. Les gens, ils veulent la liberté et quand on la leur donne, ils ne veulent pas l’utiliser !
Le Viking crache pour manifester sa détermination. Kim poursuit, imperturbable :
— On utiliserait la technologie de manière plus subtile. Les machines feraient disparaître tous les travaux pénibles et tout ce qui peut nous fatiguer et nous user avant l’âge, du coup nous serions capables de maîtriser notre temps et de nous adonner à nos passions. Les machines nous aideraient aussi à lutter contre la pollution. Je crois que seule la science peut nous sauver des méfaits de la science. Je pense que les machines vont finir par avoir conscience de leur existence et de leur vie. Je propose d’ailleurs, pour poursuivre l’idée de Fetnat, qu’il y ait un avocat des robots et des machines intelligentes avec lequel on négocierait pour que celles-ci travaillent pour nous de façon volontaire.
— Charles ?
— Je… enfin… je ne vois rien pour l’instant. Je passe. Quoique… si peut-être. En dehors des avocats des animaux et des végétaux, et des machines, je verrais bien dans l’Assemblée des Nations un avocat de la planète dans son ensemble. Afin qu’on prenne tous conscience qu’on est des parasites sur un gros être vivant qui se nomme Gaïa. Et puis, pour éviter que la fin du monde ne vienne trop tôt, je verrais aussi un développement de ce lieu, votre « Ministère Officieux de la Prospective » pour qu’il prenne de l’importance et qu’on s’y réfère lors des prises de décisions planétaire.
L’idée plaît et un murmure approbateur parcourt la petite assistance de Rédemptionais.
— Et toi, Cassandre ? demande Charles de Vézelay.
— En dehors de l’avocat représentant les animaux et la flore, de celui représentant les machines et les robots, et celui représentant la planète, j’en propose un autre qui représenterait les bébés. Je veux dire par là les générations à venir.
— Étrange idée, ne peut s’empêcher de remarquer Fetnat Wade.
— Il parlerait au nom de nos enfants et des enfants de nos enfants. Nous devrions négocier avec cet avocat notre degré de souillure de l’eau et de l’air en fonction des générations à venir.
Kim note en bleu les scénarios positifs et en rouge les scénarios négatifs. Puis il met au milieu, en blanc, les scénarios neutres. Tous essaient à tour de rôle de trouver des évolutions qui ne soient ni positives ni négatives. Ils évoquent le développement du tourisme, du cinéma, d’Internet, de la conquête spatiale.
Pris par un engouement communicatif, les membres du Ministère Officieux de la Prospective restent enfermés dans la cabane toute la journée, sans même penser à manger. Ils établissent ensemble plusieurs dizaines de futurs possibles qu’ils accrochent proprement dans les branches basses ou hautes de l’Arbre des Possibles.
Plus ils en trouvent, plus ils ont envie d’en trouver et plus cela se révèle aisé.
Après tout, c’était la découverte de mes parents. On peut exercer un cerveau à n’importe quoi, y compris à visualiser le futur. Il suffit d’essayer puis de pratiquer régulièrement.
L’Arbre des Possibles se garnit vite de feuilles numérotées.
Vers 13 heures, Charles de Vézelay, agacé de transpirer sous son masque, le retire. Après avoir vomi plusieurs fois, il réussit à s’accoutumer à l’air ambiant, aidé par les conseils des autres.
— Les CRS s’habituent bien à supporter les bombes lacrymogènes, dit Orlando, alors on peut bien s’accoutumer à l’atmosphère particulière de Rédemption. On peut même finir par y trouver un relent qui force la nostalgie…
À 22 heures, ils sont toujours en pleine effervescence, ajoutant des feuilles « et si » sur toutes les branches, se coupant la parole les uns les autres pour proposer des surenchères sur chaque idée.
Seule Cassandre Katzenberg semble soucieuse.